Série MASC : une entrevue avec Crazy Smooth, fondateur de Bboyizm
Par Jessica Ruano | janvier 6, 2022
Cette entrevue a été originellement publiée sur Le Pressoir
Yvon Soglo (B-boy Crazy Smooth), fondateur de la compagnie de danse Bboyizm, danse depuis plus de dix ans. Au fil des années et avec l’expérience accumulée, cet artiste originaire d’Aylmer est devenu l’un des meilleurs danseurs de rue du Canada. Il a notamment enseigné aux acrobates du Cirque du Soleil et s’est produit au festival de musique Nancy Jazz Pulsations, en France. Soglo se consacre à perpétuer la culture de la danse de rue dans le monde des arts du spectacle avec la devise « danser pour s’exprimer et non pour impressionner ». Dans cet entretien, Soglo parle de la vulnérabilité de la culture hip-hop et de l’importance de rester enraciné dans sa communauté.
Jessica : D’abord, félicitations pour avoir reçu le prix Clifford E. Lee 2020 du Banff Centre for Arts and Creativity pour votre travail de danse IN MY BODY! Cette œuvre traite du vieillissement au sein du milieu de la danse de rue. Vous affirmez notamment ceci : « On dit que la chose la plus courageuse qu’un danseur puisse faire est de vieillir. Pour un b-boy ou une b-girl, l’expérience se rapproche de l’héroïsme ». Pourquoi est-ce un message important à communiquer à propos de votre communauté?
Crazy Smooth : Au secondaire, j’écoutais des rappeurs qui ont maintenant atteint la cinquantaine. La plupart d’entre eux rappent toujours sur les mêmes sujets. On ne parle pas du fait d’avoir traversé une période difficile, de se remettre d’une dépression. Il y a une certaine bravade qui existe chez les artistes qui pratiquent notre forme d’art. Nous agissons comme si nous étions éternels et invincibles. La vulnérabilité n’est normalement pas célébrée, elle est plutôt considérée comme tabou. Mais je pense qu’il y a quelque chose de beau à s’ouvrir de cette façon.
J’essaie d’écrire sur des choses qui sont réelles pour moi, de m’exprimer sur la réalité que je vis en ce moment. Je regarde à ma gauche et je vois ma jeunesse; je regarde à ma droite et je vois où je m’en vais. Je peux toujours faire les mêmes choses que lorsque j’étais plus jeune, mais les conséquences sont différentes. Je viens d’avoir 40 ans et j’ai déjà subi de nombreuses blessures et quatre opérations au genou.
Au fil des ans, j’ai posé des questions aux jeunes danseurs et aux anciens de la scène, et je compte maintenant faire des entretiens plus formels au fur et à mesure que j’avance sur ce projet. Ces aînés sont des bibliothèques vivantes; ils sont les gardiens de ce savoir. Nous ne voulons pas les tenir pour acquis.
Certains des danseurs plus âgés à qui j’ai parlé disent qu’ils dansent mieux maintenant, tout en ayant moins de capacité que lorsqu’ils étaient plus jeunes. Ils ne se soucient plus de certaines choses, ils ont moins d’inhibitions. Quand on ressent la pression qui provient du point de vue des autres, cela nous affecte; mais lorsqu’on atteint un certain âge, il n’y a plus cette pression. On développe plus de précision, plus de caractère à travers nos limites.
Jessica : Votre œuvre semble incorporer à la fois des mots et du mouvement pour communiquer des idées. Comment le langage verbal contribue-t-il au langage visuel de la danse? Quel est le processus pour travailler avec une forme d’art accompagnée d’une autre?
Crazy Smooth : Dans cette pièce, nous mettons en place un trio de danse, de parole et de multimédia. La danse va dans des endroits où les mots ne peuvent pas aller, quelque part de viscéral. Il en va de même pour le multimédia. Nous utilisons les forces de chacun de ces médias pour élever les autres.
Nous tentons de créer un équilibre et d’obtenir la combinaison parfaite entre ces formes d’art afin de raconter des histoires et mettre en œuvre ce spectacle. Les danseurs parleront-ils eux-mêmes sur scène? Y aura-t-il des voix hors-champ? Les mots apparaîtront-ils en projection? Verrons-nous l’intérieur des corps des danseurs? Nous n’avons pas encore déterminé ces détails. C’est pourquoi nous sommes dans un processus de création pour pouvoir aller jusqu’au bout de la vision que j’ai pour cette pièce.
Jessica : En tant que membre de MASC, que gagnez-vous à proposer vos ateliers dans les écoles et dans la communauté?
Crazy Smooth : MASC veille à ce que je reste en contact avec mon milieu d’origine. Je ne pense pas que je serais là où je suis aujourd’hui sans cela. Nous n’avons jamais été des artistes qui arrivent à un point où ils sont trop loin pour s’engager dans la communauté. Nous sommes en tournée depuis 2010, et nous allons toujours dans les mêmes centres communautaires.
De nombreux membres du personnel de MASC sont eux-mêmes des artistes et ils se soucient beaucoup de leur travail : ils veulent voir la communauté s’épanouir et grandir, et ils se soucient tout autant des artistes. Cela se voit dans chaque projet qu’ils réalisent. Pour moi, c’est un honneur d’être un artiste de MASC parce que c’est un organisme très respecté de la communauté. C’est une réelle bénédiction pour nous de faire partie de l’équipe. Depuis que Bboyizm connaît un succès croissant, je me fais un devoir de maintenir cette relation avec MASC, car l’équipe me garde toujours enraciné.
Jessica : Pourquoi pensez-vous qu’il est important pour notre communauté locale d’avoir accès à des artistes professionnels?
Crazy Smooth : C’est la beauté de ce que fait MASC. L’organisme recherche de bons artistes et les fait venir dans les écoles. Nous ne pouvons pas quantifier l’impact que nous avons sur les enfants, mais je sais que j’ai des boîtes de lettres d’enfants de ces ateliers. Et des enfants m’ont dit à quel point nous les avons influencés il y a des années. Ça me fait me sentir vieux!
Nous savons tous qu’il existe de nombreux obstacles à la participation aux spectacles dans les salles de spectacle, c’est pourquoi MASC permet souvent aux élèves d’être exposés pour la première fois à des spectacles en personne. Et qu’est-ce que cela donne? Ces jeunes vont grandir et avoir leurs propres enfants un jour et ils continueront à consommer et à apprécier les arts du spectacle. Les salles de diffusion et les organismes qui travaillent avec les arts du spectacle se demandent constamment comment attirer de nouveaux publics. Regardez le travail de MASC! Cet organisme contribue directement à l’écologie des arts communautaires.
Jessica : Beaucoup de gens ont vu et apprécié la danse de rue, mais connaissent très peu l’histoire et le contexte culturel de cette forme d’art. Que voulez-vous que les gens retiennent sur la culture qui se cache derrière la danse?
Crazy Smooth : Notre programme MASC est en fait une leçon d’histoire sur la culture hip-hop déguisée en divertissement. Il y a tellement d’histoire en lien avec la communauté afro-américaine et la communauté latino-américaine des années 70 et 80 jusqu’à aujourd’hui. Il existait une condition sociale et économique spécifique dans les ghettos du sud du Bronx qui, par amour et par beauté, a donné naissance à cette forme d’art qui a ensuite fait le tour du monde. Le B-boying et le B-girling n’étaient pas seulement inventés, il y a une histoire derrière, et elle varie d’une région à l’autre. Nous avons passé le stade où cette forme d’art était réduite à un simple passe-temps pour les jeunes enfants. Elle a eu une influence sur la danse traditionnelle et contemporaine. On parle même de l’intégrer aux Jeux olympiques. C’est une forme d’art à prendre au sérieux.
En 2007 et 2008, j’étais au Circle Kings en Suisse, et je regardais tout le monde dans le jam : les B-boys israéliens, les B-boys coréens, des gens de toutes les races, religions et origines. Et tout le monde était là, en paix, par amour pour cette forme d’art. Ça en dit long sur la puissance de cette culture. À ce moment-là, tout le reste n’avait plus d’importance. Cela permet d’aller à l’essentiel et de constater que nous sommes tous des êtres humains partageant un moment ensemble.