Série MASC : une entrevue avec Emily Rose Michaud
Par Jessica Ruano | janvier 6, 2022
Cette entrevue a été originellement publiée sur Le Pressoir
Emily Rose Michaud est une artiste et une éducatrice interdisciplinaire qui œuvre au carrefour de l’organisation communautaire, de l’écologie et la participation citoyenne. Son art met en relief l’importance des paysages marginaux au sein de la société, s’associe à la terre comme à un être vivant et s’exprime par des moyens d’expression éphémères. Dans cet article, Emily parle des liens qui existent entre l’art, l’écologie et la santé mentale ainsi que de sa fascination marquée pour les plans d’eau.
Jessica : Votre travail est fortement influencé par le monde naturel, et vous avez parlé de votre besoin personnel de créer des œuvres dans la nature « à ciel ouvert, au bord de l’eau, dans de grands espaces ». Quelle est, selon vous, la relation entre l’art et l’écologie, et comment cela se traduit-il dans votre pratique artistique?
Emily : J’ai toujours créé des ponts entre l’art et la vie. J’ai commencé avec la peinture et le dessin, mais j’emploie le médium qui convient à l’expression : art terrestre, installation, radeau, construction d’ateliers ruraux, résidence nomade. Depuis le milieu des années 2000, ma pratique artistique s’est déplacée vers l’extérieur, pour être plus en phase avec le monde naturel et pour créer des espaces qui me permettent d’aborder le monde à partir d’un lieu d’incarnation, de calme et d’émerveillement. J’ai été guidée par un groupe de land artists qui ont émergé de la scène des galeries de Manhattan dans les années 70 pour explorer l’immersion physique dans le paysage, l’art éphémère et l’art non commercial. Lorsque je ralentis, un monde nouveau s’ouvre à moi. La cocréation et l’interconnexion sont profondément liées au monde et aux œuvres que je cherche à créer, que ce soit en collaborant avec des petits humains, avec des humains d’un certain âge ou encore avec des êtres qui ne sont pas humains. L’apprentissage vient de la curiosité et de l’approfondissement des relations avec les lieux où nous nous trouvons et les gens qui nous entourent.
Le réenchantement avec le monde naturel me motive à réorienter mon écoute, mon observation et mes relations; c’est pourquoi je perçois l’art et l’écologie comme étant totalement liés. La vision moderne de la nature nous éloigne en alimentant l’illusion que nous sommes séparés de la vie, que nous sommes des êtres indépendants, alors qu’en fait, nous sommes complètement interdépendants de nos environnements. L’activité culturelle humaine EST la nature. En 1866, le biologiste allemand Ernst Haeckel a inventé le terme d’écologie en le définissant comme « la science globale de la relation de l’organisme avec l’environnement ». [http://en.wikipedia.org/wiki/Ecology] Je pratique l’art comme un moyen d’être en relation à la fois avec l’environnement et avec soi-même.
Jessica : Votre dernier projet était un hommage au bassin versant de la rivière des Outaouais ainsi qu’aux plans d’eau d’Almonte à Maniwaki. Qu’est-ce qui vous attire tant dans l’eau? Et en quoi ce projet a-t-il changé votre vision du territoire algonquin/ottavien/gatinois?
Emily : Tributaries était une exposition interdisciplinaire en solo qui m’a transformé autant que ma relation avec le bassin versant de la rivière des Outaouais. Je suis attiré par l’eau en tant que conducteur universel et lieu de rassemblement de la vie. Tributaries s’est inspirée d’expériences locales et régionales de l’eau en matière d’hydroélectricité, de bassins versants, de plans d’eau, de barrages et de débits d’eau et a intégré des éléments historiques liés à la main-d’œuvre immigrée et à l’industrie lainière d’Almonte. J’ai voyagé dans de nombreux sites et visité plusieurs communautés de la biorégion pour développer mon sens du territoire, son esprit et son histoire. L’eau est vivante et représente pour moi une conscience. Comme une goutte d’eau, nous avons un impact au sein de notre collectif. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être en attente alors que la guerre se déroule chaque jour dans notre propre cour. La différence que nous faisons peut émerger dans notre incarnation même des valeurs qui s’apprennent directement par l’établissement de relations, des conversations marquantes, des visites avec l’eau. La différence que nous pouvons faire est portée par le souvenir au sein de notre propre lignée osseuse. Lutter pour garder intact le monde saint et vivant dans un monde qui oublie trop souvent de se souvenir.
Jessica : En tant que membre de MASC, que gagnez-vous à proposer vos ateliers dans les écoles et dans la communauté?
Emily : Je me sens honorée de faire partie de l’équipe de MASC : leur alliance, leur leadership, leurs encouragements et leur soutien représentent le monde pour moi en ces temps incertains, uniques et changeants. Au fil des ans, le travail d’éducateur indépendant peut être isolant et accablant. J’ai adoré les occasions qui m’ont été rendues possibles grâce à l’équipe de MASC et aux artistes qui font tous un travail incroyable pour la communauté artistique.
Jessica : Pourquoi pensez-vous qu’il est important pour notre communauté locale d’avoir accès à des artistes professionnels?
Emily : J’ai grandi dans cette région et le manque d’accès aux arts et à une culture de qualité m’a poussé à quitter la maison après mes études secondaires pour suivre une formation artistique à Montréal. Les ressources n’étaient pas disponibles, alors j’ai travaillé dur pour rendre cela possible pour moi. On n’a pas tous la chance ou le privilège de quitter sa communauté. Je pense que c’est une priorité d’offrir des exemples vivants d’artistes professionnels d’ici à la communauté locale parce que cela inspire, relie et ouvre des portes et des possibilités pour que davantage de culture s’enracine. Là où la culture est forte, les communautés saines se rassemblent.
Jessica : Votre nouveau programme en ligne avec MASC invite les participants à créer des œuvres d’art inspirées par les molécules d’eau. Dans des moments particulièrement difficiles, comme cette pandémie, quel rôle l’art peut-il jouer afin de créer des ponts entre la nature et nous?
Emily : On ne soulignera jamais assez l’importance de l’art et de la nature sur la santé mentale et le bien-être en ce moment. Avec cet atelier sur les molécules d’eau, les participants ont l’occasion de créer un hexagone à six côtés en se servant d’un motif central, comme on l’observe en biologie, en géologie, en chimie, en physique et en astronomie, et d’utiliser le dessin et le croquis pour mieux comprendre l’eau. Les jeunes participants créent quelque chose qui leur apporte du plaisir tout en leur permettant de se concentrer et de se détendre. L’activité fait appel aux sens par le biais des lignes, des couleurs, des motifs et de l’accent mis sur l’expression personnelle. Sans ces moments de détente, nous nous habituons à réagir à tout ce que notre environnement extérieur nous envoie. Prendre le temps de ralentir, de renouer avec nos sens et de se connecter à une source de créativité intérieure, aura un impact positif sur la façon dont nous naviguerons les mois à venir. Un retour à la normale après cette pandémie est peu probable, mais si nous pouvons renforcer notre capacité à mettre en œuvre nos vies à partir d’un lieu de pouvoir créatif, de plaisir et d’émerveillement par rapport au monde ordinaire, nous développerons la résilience nécessaire pour passer au travers de la tempête.